Le grand handicap et le temps obéissent à la même dynamique. Si, comme l’explique très justement le proverbe, « Le Temps fait et défait l’habitude », aucune invalidité ne peut, non plus, s’inscrire dans une accoutumance. Le handicap est voué à se révéler de manière progressive et évolutive, ce qui s’oppose frontalement à la philosophie du processus indemnitaire. Effectivement, alors que ce dernier est mouvant, l’indemnisation de celui-ci, par une transaction ou une décision de justice est censée, au moins fictivement, figer son impact dans le temps.
Appréhender les effets du futur dans des situations de grand handicap est un exercice exigeant, notamment s’agissant du matériel prothétique, comme l’illustrent deux arrêts rendus par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation les 15 juin (21-14.197) et 30 novembre 2023 (22-15.159).
La prise en charge du matériel prothétique, destiné à renforcer l’autonomie des victimes amputées, est essentielle. Pour être solidement appréhendée, elle doit être abordée lors de la phase indemnitaire initiale.
Tout d’abord, il est fondamental de retenir une date de consolidation idoine, au moment où toutes les restrictions de participation se sont révélées, tant dans leurs natures que dans leurs intensités.
Ensuite, toute transaction doit être sécurisée, notamment en vérifiant que la prise en charge du matériel, comme tout autre poste, y est bien intégrée afin d’éviter que soit opposée une prescription, si le poste à été oublié (Cass Civ 2 ; 21/11/2019 n°18-20.344) ou l’autorité de la chose jugée, si le poste bien que mentionné, a été englobé dans une transaction couvrant tous les postes, sans être distinctement évalué (Cass Civ 2 ; 16/01/2020 n°18-17677).
Or, au cours des années, d’une part le matériel prescrit peut montrer des limites, d’autre part de nouveaux besoins peuvent se révéler. Dans ces conditions, une victime peut elle solliciter une révision de sa prise en charge de son matériel ?
En la matière, il est acquis qu’une aggravation de l’état de santé d’une victime justifie la réouverture de son dossier. Cette notion, obéissant à des conditions strictes est duale : elle peut être soit fonctionnelle soit, plus rarement, situationnelle.
Une aggravation fonctionnelle traduit une dégradation de l’état de santé de la victime, soit par une altération de la lésion initiale, soit par les manifestations de cette dernière.
La jurisprudence de ces dernières années s’est montrée changeante sur la question, acceptant initialement une aggravation des manifestations de la lésion (Cass Civ 2 ; 16/01/2014 n°13.11.353), avant d’exiger une altération objective de la lésion (Cass civ 2 ; 16/01/2020 n°18.20287), pour finalement revenir à un appréciation d’une aggravation en fonction des manifestations (Cass Civ 2 ; 08/10/2020 n°19.101.58).
C’est dans ce contexte d’aggravation fonctionnelle que s’inscrit l’arrêt du 30/11/2023. Au cas d’espèce, une victime amputée de sa jambe gauche suite à un accident survenu en 2003, sollicitait une réouverture de son dossier et une prise en charge de certains modèles de prothèses dites « de base » et de modèles destinés à la pratique de plusieurs handisports.
Or, si la Cour d’appel avait convenu d’une aggravation de l’état de santé en raison de la survenance de lésions cutanées, elle avait rejeté la demande au motif que ces lésions étaient consubstantielles au port de toute prothèse et pouvait se révéler avec n’importe laquelle.
Estimant que la Cour d’appel avait souverainement déterminé que la prise en charge des nouvelles prothèses n’était pas en lien avec l’aggravation, la Cour de cassation a validé le refus.
Attention, il ne faut pas déduire de cet arrêt un refus de prise en charge systématique, puisqu’au contraire, des critères sont établis pour y accéder. Il est important que chaque demande de réouverture du dossier soit étayée afin qu’une aggravation spécifique médicalement établie, pouvant être dépassée par le port d’une prothèse particulière, soit prouvée.
La seconde hypothèse de réouverture concernant l’aggravation situationnelle, fut le contexte du deuxième arrêt rendu le 15/06/2023.
Cette notion correspond à une aggravation de l’état de santé de la victime, non due à sa lésion ou ses manifestations, mais à des facteurs extérieurs. Reconnue pour la première fois par l’arrêt rendu le 19 février 2004 (n°02-17.954) par la Cour de cassation s’agissant d’une jeune femme handicapée devenue mère postérieurement à sa première indemnisation, cette notion est maniée très précautionneusement par les juridictions.
Il ressort de l’étude des décisions d’une part que l’aggravation de l’état de santé de la victime doit être causée par des critères irrésistibles et non par un nouveau choix de vie de cette dernière (Cass Civ 2 ; 05.03.2020 n°19-10323), d’autre part que cette aggravation ne peut s’apprécier par rapport à des perspectives d’amélioration n’existant pas à l’époque.
L’arrêt concernait un jeune homme amputé, sollicitant la prise en charge de prothèses et de fauteuils roulants plus performants ou destinés à la pratique d’un handisport. La Cour d’appel estima que les progrès technologiques n’avaient pas entrainé une dégradation de sa situation mais aussi que sa volonté de pratiquer de nouveaux sports résultait d’un choix personnel. Ainsi, ne s’agissant ni d’une aggravation situationnelle, ni d’un préjudice nouveau, la demande fut également rejetée par la Cour de cassation.
Cet arrêt demeure néanmoins une avancée en ce que la Cour de cassation confirme que l’aggravation situationnelle demeure bien une cause de réouverture des dossiers pour les victimes appareillées. Cela étant, toute prise en charge est conditionnée à une dégradation de l’état de santé de la victime à laquelle une prise en charge précise peut répondre.
Il s’agit avant tout de cas d’espèce ; il est indispensable qu’un dossier complet, monté de concert par un prothésiste et un médecin puisse décrire une situation concrète et précise et surtout proposer une solution favorisant la quête de la meilleure autonomie.
Surtout, il est important de rappeler que chaque transaction peut réserver la possibilité de rouvrir le dossier en cas d’apparition de nouveaux besoins (Cass Civ 04/03/2021 n°19.16.859). Dès lors, rien n’interdit qu’une transaction puisse prévoir la réévaluation des besoins en fonction des progrès technologiques survenus depuis la première indemnisation. Une telle possibilité permet d’autant plus la concrétisation du principe de la réparation intégrale, lequel demeure malheureusement fictionnel pour de nombreuses victimes.